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Le non-aristotélisme (2001)

L’aristotélisme, doctrine d’Aristote, a profondément influencé la pensée occidentale et a abouti notamment au matérialisme. Le non-aristotélisme a été défini par Alfred Korzybski pour dépasser les limitations du cartésianisme, découlant de l’aristotélisme.

Socrate utilisait la dialectique, la recherche des contradictions, pour approcher la vérité. Il disait qu’il "savait seulement qu’il ne savait rien". Par l’ironie socratique et la maïeutique, il amenait ses interlocuteurs à la compréhension.

Platon, disciple de Socrate, considérait qu’il existe 2 réalités. L’une d’elles est celle que nous percevons grâce à nos sens : c’est le monde sensible. L’autre est une réalité idéalisée, parfaite, accessible par l’esprit et les idées : c’est le monde intelligible. Il en a déduit la théorie des idées : tout élément physique (sensible) correspond à un élément idéalisé (son essence) qui nous permet de l’appréhender intellectuellement.

Aristote, élève de Platon, a rejeté la théorie des idées. Pour lui, seuls comptaient les éléments physiques du monde sensible, et pas leurs concepts idéalisés. Il a effectué un travail considérable en étudiant diverses disciplines. L’interprétation courante du principe que seul le monde sensible a une véritable réalité est que nous avons une vision tout à fait exacte de celui-ci. Ceci est faux mais a des conséquences importantes, en impliquant par exemple qu’il nous est possible de découvrir les lois gouvernant la nature par son observation : c’est la démarche scientifique. Cependant, les théories scientifiques successives ne sont que des approximations de plus en plus précises de la réalité. L’exemple typique est la mécanique newtonienne, quasiment vraie dans le domaine limité des objets se déplaçant à faible vitesse, et la relativité qui en donne un sur-ensemble généralisé.

Descartes a amélioré et affiné l’aristotélisme, voulant imprimer la rigueur des mathématiques à tout travail scientifique. Il est cependant resté dans le même cadre. Le cartésianisme fonctionne avec une logique dualiste. Tout y est vrai ou faux, il n’est pas question de probable ou d’improbable. Le rationalisme nie la possibilité qu’un phénomène puisse être incompréhensible par l’esprit humain. Ceci découle des idées d’Aristote.

Il y a malheureusement un revers à la médaille : si chacun pense avoir une vision exacte des choses, il n’y a pas de raison pour qu’il se mette à douter de ses opinions. Cela conduit à différents extrémismes ou, dans le meilleur des cas, à la conviction de l’inutilité de s’interroger sur ses propres choix.

Il y a donc dans la culture occidentale un élément qui pose problème. Il s’agit de l’a priori qui subsiste depuis Aristote selon lequel la raison, et elle seule, permet à coup sûr de séparer le vrai du faux. Descartes lui-même s’y fiait plus qu’à ce qu’il percevait. Cette idée est liée à la conception d’une séparation radicale entre l’esprit et le corps : il y aurait eu une chute des âmes dans les corps qui les enferment, d’une toute autre nature. Nous verrons plus loin des indices concernant la façon dont ceci a pu s'installer.

Si nous sommes bien loin d’expliquer ce qu’est la conscience (à différencier de l’intelligence), la psychanalyse montre que le raisonnement est en fait approximatif. Chacun est capable de comprendre que s’il s’attaque à un problème qui le touche personnellement, il peut ne pas être objectif et que certaines difficultés demanderaient un temps d’analyse dont souvent nous ne disposons pas.

L’occidental a pourtant acquis ce réflexe de tout rationaliser. En considérant que tout ce qu’il voit a une explication, le fait qu’il ait ou non à un instant donné les éléments qui lui permettent de la trouver étant éludé, il a en général la fâcheuse tendance de refuser ce qui n’est pas immédiatement compréhensible. Il préférera une réponse très approximative - que certains se feront un plaisir de lui donner - à un problème plutôt qu’une incertitude rationnelle mais pas rationaliste.

Alfred Korzybski, un ingénieur et mathématicien polonais, a défini dans son livre "Science and sanity" le concept de non-aristotélisme, ou non-A. A ma connaissance, les livres édités en France traitant du non-A qui sont les plus faciles à trouver sont les romans d’A.E. Van Vogt : "Le monde des A", "Les joueurs du A" et "La fin du A". A part le fait d’être des romans, ils ont à mon avis le défaut d’être peu explicites pour une personne cherchant à s’informer sur la question. Le non-A est la négation de l’idée selon laquelle notre vision des choses est exacte et la prise en compte de la possibilité d’erreurs commises dans tout raisonnement. Il est préférable d’illustrer le propos pour le clarifier.

Prenons l’exemple d’un stylo. Chacun perçoit son apparence mais personne n’est capable de connaître sa structure exacte, à l’atome près, ni les formules et le nombre des molécules qui le composent, son organisation. Nous avons donc une perception limitée, approximative de notre environnement. Par contre quand nous voyons le stylo, nous savons immédiatement à quoi il sert et comment le manipuler. Des souvenirs et concepts supplémentaires sont associés à la simple image visualisée. Ce que nous considérons comme la réalité est en fait une reconstruction de celle-ci qu’effectue notre cerveau à partir de ce que reçoivent les sens et de nombreuses choses mémorisées. Dans le meilleur des cas, c’est une approximation. C’est dans cette modélisation, qui a été appelée maya par les philosophes indiens, que nous vivons intellectuellement, et pas dans la réalité. Le problème est que tout ce que nous assimilons subit un traitement, du plus concret au plus abstrait. Comme cette reconstitution dépend des souvenirs mémorisés auparavant, tout est filtré et déformé par notre propre conception précédente des choses.

Allons plus loin. Pendant la croissance de l’enfant puis tout au long de l’existence, l’esprit se structure progressivement en traitant de nouvelles expériences à partir de ce qui est déjà acquis. Pour assimiler quelque chose au tout début de la vie, il faut donc qu’il y ait des éléments innés déjà présents. Ce sont ce que l’on appelle les archétypes, composant l’inconscient collectif de l’humanité. Ce sont des modèles suffisamment généraux pour contenir potentiellement tout ce que le cerveau pourra concevoir mais ils ne sont pas adaptés à une situation particulière. Ils sont identiques pour tous les individus.

Pour schématiser, l’esprit s’organise en "couches" : inconscient collectif, culturel, individuel, conscient. Une "couche" dépendra de ce qui se trouve en dessous. Il s’agit en quelque sorte des fondations sur lesquelles elle est construite. La conscience n’a, par définition, pas directement accès à l’inconscient et sa logique est superficielle. Celle-ci ne subsiste que tant qu’elle n’est pas en conflit avec des éléments inconscients ou avec l’affectivité.

Voyons maintenant ce que semble recouvrir le terme de sémantique générale pour Korzybski. Il est généralement optimiste de considérer que la vision qu’un individu a de quelque chose est une approximation. En fait ce n’est vrai que quand une perception directe est en jeu, comme quand nous voyons un objet proche de nous. S’il n’y a pas de perception directe possible, la représentation que nous nous faisons d’un point particulier peut parfaitement n’avoir aucun rapport avec la réalité et elle dépend de la façon dont ceux qui nous la rapportent l’expriment, qui est la seule information effective que nous ayons. Moins ils seront précis et plus l’imagination travaillera, et donc plus les désirs et angoisses de l’auditeur prendront de l’importance.

La description de ce qu’est la maya peut être améliorée. Je pense que quand quelque chose est perçu, même directement, la "signification" est très largement prépondérante. Par exemple, par le fonctionnement de notre vision, l’image qui arrive à chaque œil disparaît complètement derrière la modélisation tridimensionnelle que nous faisons de l’espace qui nous entoure. De même, quand nous regardons un objet, c’est sa représentation qui nous apparaît, incluant tout ce que nous en savons (fonction, composition approximative, texture, apparence...). L’image en elle-même n’est qu’un moyen de corrélation avec le monde extérieur. Au niveau conscient, les informations sont fusionnées en un seul élément.

Il semble que les significations soient imbriquées dans notre représentation de la réalité. Nous ne pouvons appréhender l’une d’elles que par rapport à des significations sous-jacentes qui la définissent. Elles forment ainsi une arborescence dont l’origine, qui est la racine de l’ensemble des archétypes, est dite inconnaissable. Jacques Lacan l’a appelée nom-du-père. Cet élément, quand l’individu y est confronté par certaines méthodes psychanalytiques ou d’initiation, semble tout puissant car non maîtrisable. Il est important que l’ensemble qu’il supporte, assimilé au surmoi (voir plus bas), reste en position de référence pour le moi. Son absence à cet emplacement, ou forclusion du nom-du-père, est caractéristique des psychoses. La représentation de la réalité de l’individu touché est alors vidée de son sens et ses conceptions sont libres de dériver. Certaines personnes ayant un comportement pathologique sont totalement mégalomanes parce qu’elles identifient leur moi avec cet élément qui leur apparaît comme de nature divine.

On ATTRIBUE une signification à quelque chose. L’idée qu’il y a des significations intrinsèques dans l’univers réel vient d’un mode de pensée archaïque. Je pense que le cerveau ne peut manipuler que les significations (au sens large), pas les données brutes. Il doit donc en donner à tout ce qui est perçu. En contrôlant le sens qu’un individu donne à quelque chose, l’interprétation qu’il fait des évènements, on contrôle son comportement vis à vis de ceux-ci.

Le but du non-aristotélisme n’est pas d’annuler complètement la déformation subie dans toute assimilation, ce qui est impossible du fait du fonctionnement même du cerveau, mais de chercher à savoir pour tout raisonnement ayant des conséquences plus ou moins importantes si une ou plusieurs erreurs n’ont pas été commises à cause de différents a priori conscients ou non. Il faut donc examiner les étapes du raisonnement et le réitérer autant de fois que nécessaire. Ceci peut être utilisé pour la résolution de divers problèmes si l’on se trouve bloqué à un moment donné. Avec un peu d’expérience, on s’aperçoit qu’il vaut mieux se placer dès le départ dans des conditions qui limitent au maximum les risques d’erreurs (par exemple, pour un informaticien, être méthodique dans l’écriture de ses programmes et utiliser des outils de mise au point adaptés dès que se présente un problème).

Afin de faciliter la recherche de nouvelles solutions et pour que chacun ait une meilleure compréhension de ce qui l’entoure, il vaut mieux rejeter la tendance occidentale, "dérationaliser" ce que l’on voit. Il faut que nos conceptions se rapprochent au plus près des faits. C’est à dire, il faut chercher à percevoir des choses sans forcément leur donner une explication si elle n’est pas immédiate. Celle-ci peut venir beaucoup plus tard. Si l’on se doute qu’un élément a de l’importance sans pouvoir en être sûr, il faut essayer de raisonner en tenant compte de cette probabilité. J’ai l’impression que ceci correspond en réalité à notre tendance naturelle, qui serait de composer avec l’environnement. La volonté de trancher systématiquement serait un fait purement culturel. Il ne faut pourtant pas se leurrer : même si un certain nombre de choses sont rejetées par la conscience, elles sont assimilées inconsciemment et interviennent dans le raisonnement de façon incontrôlable.

Je crois que l'environnement culturel d'un individu a des répercussions sur son cerveau au niveau neurologique. Ceci est lié à la mise en forme des réseaux neuronaux lors de l’apprentissage. Quand nous répétons une expérience de nombreuses fois, des attracteurs se formeraient dans les interconnexions des neurones. Ils agiraient comme des lignes de plus grande pente en canalisant les possibilités de réaction des individus. Je les nomme stéréotypes par comparaison avec les archétypes décrits par C.G. Jung. Le langage tient sans doute une place importante dans la mise en place de beaucoup de ces stéréotypes car c’est lui qui véhicule la culture. Le langage que nous employons dépend de nos conceptions mais les conceptions que nous pouvons communiquer aux autres dépendent des possibilités de ce langage. Un concept n’aurait pas besoin d’être donné explicitement pour marquer quelqu’un de cette façon. S’il est récurrent dans ce qui lui parvient et même s’il est implicite, comme les bases philosophiques d’une culture, il sera assimilé. La méthode itérative du non-aristotélisme doit logiquement agir sur ces stéréotypes. Par la répétition du processus de remise en question, elle doit en former de nouveaux. Après une très longue pratique, cela devient donc une sorte d'automatisme. Il est alors possible de trouver la solution de certains problèmes simplement en en posant les données et en attendant que les choses s’organisent d’elles même, ce qui est très progressif et très lent. Ces stéréotypes particuliers semblent aussi renforcer la stabilité émotionnelle, en évacuant progressivement les effets des chocs psychologiques sans même qu’intervienne la volonté.

Le non-A peut aussi être utilisé pour tenter d’échapper à l’influence de certaines personnes et c’est la raison qui m’a fait écrire ce texte à l'origine. En effet, le comportement d'une personne vis-à-vis des autres est loin de couler de source. Les humains sont faits pour vivre en société et pour cette raison il existe une partie importante de la personnalité, appelée le surmoi, qui sert de référence commune au moi de chacun. C'est comme si le surmoi attirait littéralement l'individu, canalisait ses capacités de réflexion. Il semble qu'un postulat courant est de considérer (sans que cela soit remis en question) que tous ceux que l'on croise respectent les mêmes règles de société - en fait les mêmes lois dictées par le surmoi. Cet a priori pourrait être nécessaire pour que la personne ne se sente pas menacée par la présence des autres. Cela donnerait une sorte de "glu" qui permettrait à tout le monde de vivre ensemble en respectant certaines limites mais aussi estomperait la communication de l'un à l'autre.

Pourtant la société n'est pas du tout uniforme. Il existe entre autre des paranoïaques ayant la particularité de ne jamais se faire remarquer, de se fondre dans la masse. Comme tous les psychotiques ils sont éloignés des critères caractérisant une personnalité que beaucoup de gens considèreraient comme normale. Celle-ci est suffisamment orientée vers l'environnement extérieur pour qu'il y ait un équilibre avec ce qui a "tendance à remonter" de l'inconscient, permettant une bonne adaptation aux circonstances courantes. Un psychotique est beaucoup plus tourné vers son inconscient et de ce fait donne la priorité à ses fantasmes contre les faits concrets. Il "retravaillera" beaucoup plus qu'un individu névrotique ce qui lui parvient (comme ce que les autres lui disent) et se cantonnera obstinément dans un domaine strictement délimité qu'il considère comme acceptable.

Une des caractéristiques de tout paranoïaque est son hostilité vis-à-vis de personnes précises sans que l'on puisse y trouver de raisons objectives valables. Dans ces conditions vous devez vous rendre compte que le préjugé favorable - dû au surmoi - de gens non avertis aura tendance à entraîner une "contagion mentale". Ceci d'autant plus que le paranoïaque joue double jeu (pas question qu'il accepte de placer qui que ce soit sur un pied d'égalité avec lui) et qu'il slalome entre les difficultés parce qu'il est beaucoup plus connecté à son inconscient que ses interlocuteurs et anticipe dans certains cas les détours qu'ils feront. Il va sans dire qu'il faut éviter de faire des confidences à de tels individus mais qu'ils sont pourtant loin d'être des psychologues (un psychotique ne peut pas être objectif).

Les paranoïaques étant mégalomanes, ils pensent avoir tous les droits, notamment celui d’utiliser les autres comme bon leur semble pour en tirer le maximum de profit. Avec eux il vaut mieux être perspicace pour repérer des bizarreries qui semblent revenir régulièrement. Sur n personnes, ils en rencontreront généralement quelques-unes qui seront suffisamment réceptives, de par leur éducation ou leur histoire personnelle, pour les amener à croire ce qui les arrange. Ces dernières peuvent alors leur servir à influencer indirectement les autres sans même le savoir. Par ricochets ou directement, quelqu'un peut agir à l’encontre de son propre intérêt parce que sa visibilité est obligatoirement limitée. Je vous conseille donc vivement de vous demander si vous n’êtes pas vous-même directement concerné par un tel problème.

Le non-aristotélisme permet de limiter ce type d’influence. Si vous rencontrez un manipulateur, il est bien évident qu’il ne va pas vous dire d'entrée "vous devez penser ceci" mais qu’il va chercher à vous présenter les choses sous l’angle qui servira son véritable but, de manière détournée. L’expérience montre qu’il y a une multitude de façons de procéder pour influencer plus ou moins fortement un individu ou un groupe. Le non-A doit alors être considéré comme une méthode de défense qui permet d’analyser après coup l’influence qu’une personne peut avoir eut sur vous lors d’une interaction. J’utilise le terme interaction car dans les cas qui me préoccupent, il n’y a pas réellement de dialogue. La façon de procéder est de se demander "j’ai été amené à penser telle chose, mais est-ce vraiment rationnel ou ai-je été guidé jusque là ?". Il faut examiner les différents arguments utilisés, leur vraisemblance et leurs implications, au-delà du sujet abordé. Si l’on prend le temps de la réflexion, par divers recoupements, il est possible de venir à bout de toute tentative de manipulation car je pense que personne n’est capable de présenter un mensonge, ou même une vérité réarrangée, de façon parfaitement cohérente. Tout dépend si la personne influencée est disposée à fournir cet effort de réflexion et donc l’importance qu’elle accorde à l’indépendance de ses opinions. Il faut tout de même savoir que si cet "exercice" est fait régulièrement, la difficulté diminue avec l’entraînement et l’expérience accumulée. Grâce aux effets des stéréotypes décrits plus haut, cela fini par devenir presque naturel.

Le non-A est une coupure par rapport au cartésianisme pur et dur. Comme on ne peut en fait jamais être absolument sûr de l’exactitude de toutes ses conceptions, il faut apprendre à penser en terme de ce qui est probable ou pas et faire des recoupements pour réduire les risques d’erreur. C’est l’importance des conséquences d’une action donnée qui fixe le "degré d’incertitude" qui doit être toléré : il est bien évident que s’il y a un danger de mort pour une personne, on cherchera à avoir une certitude absolue alors que pour les problèmes courants, une marge d’erreur plus ou moins grande fera l’affaire. Le propos n’est pas de rejeter le cartésianisme et sa recherche de vérité absolue mais de ne l’utiliser que là où il est à sa place, par exemple pour le travail scientifique. C’est une erreur de vouloir rationaliser à tout prix tous les problèmes de la vie courante car notre environnement est d’une telle complexité que nous n’avons que rarement tous les éléments en main pour nous faire une opinion rigoureuse. Il n’est pas question pour autant de croire à n’importe quoi mais d’admettre notre incertitude vis à vis d’évènements nouveaux qui se présentent.

Cette nouvelle approche est tout de même utile pour le travail scientifique puisque nos théories ne recouvrent pas tous les aspects de la réalité. Il reste des choses à découvrir et pour cela le plus judicieux est de coller au plus près aux faits, y compris en tenant compte de nos incertitudes. Une remarque particulière doit être faite au sujet des paradoxes. Quand l’un d’eux apparaît, cela signifie que quelque chose a été mal posé dans les énoncés du problème examiné. Le non-A est alors l’instrument adéquat pour déterminer les corrections à apporter.

Il n'y a aucune raison d'être optimiste quant à l'action dans la société des paranoïaques camouflé(e)s. En premier lieu, ceux-ci sont très nombreux. De plus ils ont de nettes tendances fascisantes parce qu'ils ont un besoin impérieux d'avoir le contrôle de ce qui se passe autour d'eux. A leurs yeux il faut que tout soit simple, uniforme, et qu'ils soient le centre de l'univers. Symétriquement, ils ont une véritable obsession consistant à garder les autres à distance, à toujours masquer (et plutôt 2 ou 3 fois qu'une) leurs arrière-pensées. Ce qui est caractéristique, c'est qu'ils n'expriment jamais ouvertement leur véritable point de vue et qu'ils "reformatent" absolument tout ce qui leur parvient pour le faire cadrer avec leurs idées de départ. De cette façon leur mégalomanie n'est pas contrariée car ils n'entrent pas en conflit direct avec leur entourage. La nécessité de n'utiliser que des moyens détournés semble être maquillée après coup en une source intarissable de pouvoir alors qu'elle limite leurs possibilités (la communication étant très imparfaite).

Je crois qu'il faut se méfier de tels individus qui pourraient être frustrés de leur manque de réussites concrètes (parce qu'ils veulent l'impossible) dans des domaines précis et compenser dans d'autres en se persuadant qu'ils peuvent faire quasiment n'importe quoi pour peu qu'ils respectent leurs propres "règles". Comme jusqu'à présent seuls les paranoïaques "visibles" (classiques) étaient connus des psychologues, ceux de l'autre catégorie ont pu naviguer incognito et aboutir à peu près partout, dans des situations plus ou moins confortables.

Il me semble que dans de telles conditions il est illusoire de parler de libre arbitre, puisque chaque personne faisant ses choix d'après les éléments qui sont à sa disposition mais ne pouvant que difficilement remonter au-delà, ceux-ci risquent à tout moment d'être influencés pour des raisons qui lui sont inconnues et se révèlent à l'occasion délirantes (cette opinion demande à être réexaminée par chacun). De plus tout progrès social rencontrera l'opposition de ces "petits chefs" qui ont même du mal à saisir l'idée que les autres ont bel et bien une existence propre. Il est évident que si de tels problèmes étaient abordés ouvertement la situation serait complètement changée (plus question de jouer sur du velours). A mon avis, il serait absurde d'envisager la possibilité qu'un de ces individus se demande un jour s'il ne subit pas lui-même une influence provenant de son entourage - et donc s'il pourrait apporter certaines corrections - car il y a même une partie de sa personnalité objective qu'il occulte à ses propres yeux (tout ce qui est négatif selon ses critères).

Je crois aussi que le non-aristotélisme peut aider à combattre des angoisses de différentes natures. Ceci est lié à l’idée selon laquelle le système nerveux est depuis toujours bâti pour agir. Même chez les reptiles, quand une source de danger ou d’inconfort est repérée, la réaction sera bien évidemment de se débarrasser du problème d’une façon ou d’une autre. Quand il n’y a pas possibilité de l’éviter, un palliatif est cherché et s’il ne peut pas non plus y en avoir, l’inhibition provoque des problèmes supplémentaires (voir les expériences de "Mon oncle d’Amérique"). L’action est donc le moyen normal de combattre le stress.

Encore faut-il ne pas faire n’importe quoi. Des actions désordonnées, par exemple si l’on suit aveuglément les consignes d’un individu qui cherche à profiter de la situation, ne feront pas disparaître la source de l’angoisse. On se retrouve alors dans un cercle vicieux car celle-ci ne risque pas de diminuer si on se rend compte que ce qu’on fait est totalement inefficace. Je pense que toute action raisonnée apportera quelque chose. Celle-ci peut d’ailleurs consister à chercher une indication quelconque si l’on ne sait pas du tout dans quelle direction aller. Des essais et vérifications feront avancer les choses, l’essentiel étant de ne pas rester complètement figé en attendant une éventuelle catastrophe. Comme une action optimale sera probablement plus efficace contre le stress, il faut simplement ordonner et systématiser ce que l’on fait.

Si l’on cherche à éliminer un malaise provenant d’un problème psychologique, il est possible d’essayer de le cerner plus précisément si nécessaire en observant les projections qu’il produit (il est vrai que c'est plus facile à dire qu'à faire de par le mécanisme même mis en jeu). Quand un souvenir est refoulé, son contenu réapparaît par des éléments qui viennent influencer l’interprétation de ce que l’on observe. Ce sont les projections : des caractéristiques qui semblent apparaître dans l’environnement pour une personne mais qui viennent en fait de son inconscient et qui influencent son point de vue. Jung avait défini le processus d’individuation pour supprimer celles-ci mais cette méthode ne doit pas être pratiquée sans l’aide d’un psychanalyste. Il faut plutôt utiliser la dialectique, la recherche des incohérences (si quelqu'un à l'impression d'avoir toujours raison il peut par exemple se demander pourquoi les autres ont tendance à le contredire), pour essayer de faire la part des choses et réintégrer ses conclusions dans son raisonnement. Ceci peut éviter d’aller au devant d’un certain nombre de problèmes.

Le non-aristotélisme est normalement plutôt optimiste. Le discours généralement véhiculé par une culture est : l’individu ne peut rien contre le destin, tout est écrit. Cela peut s’orienter d’une façon ou d’une autre. On peut choisir de garder foi en l’avenir ou se persuader que la vie n’est qu’une suite de vicissitudes. Cependant la fatalité est toujours présente. Par contre, l’idée que des choses se trouvent en dehors de ce que l’on peut percevoir entraîne une approche différente. Cela signifie que si nous les découvrons, tout peut changer. Nos échecs ne sont peut-être que le résultat de conceptions inadaptées face à nos problèmes. Il appartient à chacun de participer à la construction de l’avenir commun, non pas en suivant des directives explicites ou non comme c'est souvent le cas jusqu’à présent, mais en cherchant la façon d’agir la plus adaptée en fonction de ses propres possibilités.

Je souhaite qu’un maximum de personnes assimilent le non-aristotélisme pour des raisons qui doivent maintenant être évidentes. Si vous voulez faire cette démarche, il y a une règle à respecter : vous devez être AUTONOME. Vous devez bien comprendre l’influence des personnes de votre entourage sur vous, ainsi que celle de votre éducation. Vous devez agir par vous-même et non vous contenter de suivre les idées de quelqu’un qui vous semble plus brillant que la moyenne (cela ne correspond d’ailleurs pas forcément à la réalité). Le critère de l’utilité d’une action doit être son efficacité. Il ne faut pas avoir peur d’aller au plus court quand c’est nécessaire, ni d’utiliser la ruse en d’autres circonstances. Si une initiative peut donner des résultats, aussi minimes soient-ils, ne les négligez pas et n’attendez jamais qu’un autre agisse à votre place. Allez vous-même chercher les informations qui vous font défaut. Pour ne pas se laisser emprisonner dans un carcan, il faut être capable de se prendre en main. Cependant ne perdez jamais de vue que ceux qui ont obtenu des privilèges les abandonnent généralement très difficilement. Malgré cette recherche d’autonomie, la confrontation des opinions de diverses personnes, venant si possible d’horizons différents, permet toutefois de mettre à jour beaucoup de choses et de progresser plus rapidement.

Christian Trévarin