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Le Soi

" Dieu est un cercle dont le centre est partout, mais la circonférence nulle part ". Cette citation dénote la superposition de 2 notions. Tout d’abord, elle affirme l’omniprésence de Dieu, qui est implicitement la cause de l’harmonie du monde. On le retrouverait partout, dans les paysages les plus grandioses comme dans les détails les plus infimes. Ceci rejoint la notion de lois physiques qui régissent la matière. Deuxièmement, il est question du Soi, fondement de la cohérence de l'intelligence humaine (le centre). La structure de l’ensemble des archétypes formants l’inconscient collectif se développe à partir d’une base qui peut être qualifiée de ponctuelle. Dans " l’échafaudage " que constitue l’intelligence (personnalité et mémoire), chaque signifiant n’est manipulable que d’après les signifiants qui le sous-tendent. La dernière limite est celui que Lacan a nommé le signifiant du nom-du-père. Il représente un absolu et son absence (forclusion) cause une psychose car les interprétations que fait l’individu de ce qu’il perçoit peuvent alors dériver. En effet, l’inconscient collectif est comme un miroir de l’Univers qui relie l’homme à celui ci (voir aussi l’identité du brahman et de l’atman). C’est en partant de ces représentations que l’individu peut ordonner le flot de ses perceptions.

Cela concerne le monde extérieur comme l’intérieur. C’est le Soi qui donne une valeur concrète à ce que l’on a sous les yeux, qui permet de le ressentir, parce qu’il est aussi en rapport avec l’organisme. La conséquence de la forclusion est que la personne est coupée de la réalité (humaine en particulier) parce que ses représentations sont " vides ". Pour bien saisir la relation avec l’idée de Dieu, il faut se référer à l’ésotérisme hébraïque 1. Les 3 premières Séphiroth forment le " grand visage ", le néant (Ain), le principe transcendant de Dieu non révélé. La base des signifiants est non maîtrisable et incompréhensible comme l’origine de l’Univers. La mystique juive utilise aussi le terme En-Sof (sans fin), " racine cachée de toutes les racines " et l’arbre des Séphiroth est qualifié de " squelette de l’Univers ".  " Toutes les choses créées qui se trouvent dans le monde n’existent que pour cette raison : quelque chose de la puissance des Séphiroth habite et agit en elles ".

Considérons maintenant l’aspect biologique du Soi. C’est ce qui permet au cerveau humain de s’organiser et il doit être inné pour jouer son rôle. Comme tout ce que le cerveau peut appréhender en découle, il a des contenus extrêmement généraux avec tout de même certaines limites (par exemple, nous n’arrivons pas à nous représenter un espace à plus de 3 dimensions). Il n’y a pas de raison de penser qu’il soit propre à l’homme plutôt que le résultat d’un processus évolutif très ancien (datant au moins de l’apparition des mammifères). En fait, je vois 2 causes possibles à la nécessité de l’imbrication des significations : soit il n’y a pas d’autre solution pour que le cerveau s’organise, ceci étant du à une particularité des réseaux neuronaux, soit c’est l’organisation optimale d’un système nerveux simple, apparu dès son origine et qui a été conservée pendant qu’il se complexifiait en évoluant. Le processus pour obtenir par sélection naturelle un ensemble répondant aux diverses nécessités d’adaptation au cours de la vie a du être particulièrement long.

L'agencement optimal de cette structure innée est probablement un arbre à n dimensions où les séparations successives créent des éléments de plus en plus spécialisés. 2 concepts opposés doivent être basés sur le même archétype ou plutôt ils doivent se définir mutuellement comme 2 polarités d’une même chose (il fait jour tant que la nuit n’est pas tombée, il fait nuit tant que le jour ne s’est pas levé). Le symbole du Tao découle sans doute de cette particularité. Comme tout ce que nous pouvons concevoir doit avoir sa source à cet endroit, il existe certainement un archétype dont les polarités sont l’ordre et le chaos absolus. Celui ci pourrait tenir un rôle particulier dans des maladies mentales (démesure revendiquée par Nietzsche, Dionysos).

Les 2 polarités sont jointes " au milieu " (conjonction). De plus, cet ensemble obtenu par une longue évolution avec un " but " purement fonctionnel n’a aucune raison de ressembler de près ou de loin à ce que nous rencontrons dans notre univers tridimensionnel. C’est ce que Rudolf Otto 2 a qualifié de " tout autre " et qui est selon lui à l’origine du sentiment religieux. En tout cas, l’idée de surnaturel, de choses totalement incompréhensibles, doit en découler. R. Otto parle bien du Sacré en tant que catégorie a priori et il évoque Kant et le début de la Critique de la raison pure. Etant donné le rôle biologique que doit jouer le cerveau, il est tout à fait logique qu’il s’enracine dans l’organisme, qu’il en ait sa propre représentation et qu’il y ait une transition progressive entre ses représentations (pulsions, affects…) et le fonctionnement des organes du corps, comme ce que prévoyait Jung.

Christian Trévarin

1) Essais sur les mystiques orientales, Daniel Odier et Marc de Smedt; La tradition hébraïque, La doctrine de la totalité, L'arbre des Séphiroth

2) Le Sacré, Rudolf Otto