PrécédentSuivantSommaire

Article ARCHAÏQUE (MENTALITE)

de l’Encyclopaedia Universalis

La mentalité primitive selon Lévy-Bruhl

Morceaux choisis

[…]

Les représentations collectives sont en effet communes aux membres d’un groupe social donné ; elles se transmettent d’une génération à l’autre, s’imposent aux individus et éveillent chez eux des sentiments divers. […]

La mentalité primitive entre en jeu avec toute sa spécificité si intervient ce que Lévy-Bruhl appelle la " catégorie affective du surnaturel " qui donne à l’expérience un caractère mystique : la réalité est saisie à travers la croyance en des forces, des influences, des actions imperceptibles aux sens.

Les représentations mystiques sont liées entre elles d’une manière qui n’obéit pas aux règles fondamentales de notre logique. C’est en ce sens que Lévy-Bruhl a pu qualifier la mentalité primitive de " prélogique ", non point pour signifier qu’elle correspondrait à une étape antérieure à l’apparition de la pensée logique, mais pour montrer qu’elle s’accommode de la contradiction, incompatible avec notre manière de penser. La mentalité primitive ne se complaît pas nécessairement dans la contradiction ; elle lui est simplement indifférente. Elle ne consiste pas dans un mauvais usage ou une déviation de notre logique, mais dans un autre mode de liaison entre les représentations, mode commun à tous les rapports mystiques et qui n’a rien à voir avec notre logique. Ce mode de liaison, c’est la participation. En vertu de ce principe, les êtres et les objets peuvent être à la fois eux-mêmes et autre chose qu’eux-mêmes. […]

Il résulte de ce principe que la pensée primitive est moins apte que la notre à analyser, à abstraire, à conceptualiser. […] C’est aussi pour cette raison que les primitifs ont une conception occasionnaliste de la causalité. Pour eux, ce que nous considérons comme la cause d’un phénomène est simplement une circonstance qui a donné à une puissance surnaturelle l’occasion d’intervenir, et c’est elle qui est la vraie raison de l’événement. […] Le monde du primitif est donc habité par des influences mystiques favorables ou défavorables. Ce n’est pas, comme le croyaient les théoriciens de l’animisme, parce qu’il attribue, en vertu d’un raisonnement par analogie, la cause de tout phénomène à des âmes ; c’est, selon Lévy-Bruhl, parce que sa perception du monde est directement mystique, c’est-à-dire d’emblée saisie avec des forces surnaturelles. La pensée par participation ne distingue pas, en effet, la réalité positive du jeu des forces surnaturelles ; elle les englobe dans une unité où la catégorie affective pénètre la connaissance intellectuelle et lui donne une coloration particulière. C’est pour la même raison que l’univers des primitifs se présente à eux comme un continuum, une substance unique douée d’une force indifférenciée qui est le mana. De même aussi, le primitif ne se pense pas comme individu en dehors du groupe auquel il appartient et participe. […] De nombreuses opérations magiques sont fondées sur de tels rapports de participation et ne se comprennent bien que si l’on admet que cette pensée est indifférente à notre principe d’identité.

[…]

De cette expérience mystique résulte une élaboration collective à travers des symboles, des mythes et des rites, de sorte que les primitifs ne saisissent pas le monde de la même façon que nous, mais toujours à travers ces cadres à la fois mentaux et affectifs. Ce n’est pas en vertu d’un raisonnement qu’ils le voient autrement que nous, mais parce que toute leur expérience est pénétrée par l’expérience mystique de manière intuitive. Ainsi, leur mythologie n’est pas le fruit d’une construction intellectuelle, mais d’un complexe émotionnel. Son rôle n’est pas, comme on l’a dit, d’expliquer les phénomènes naturels, mais d’établir des participations en reflétant la surnature.

C’est de la même manière qu’il faut comprendre les rites. Ceux-ci mettent en action les mythes et réalisent les participations. Par l’intermédiaire des symboles, qui eux-mêmes sont indistincts de ce qu’ils symbolisent, les pratiques culturelles religieuses ou magiques créent des participations entre l’homme et les puissances mystiques, orientent celles-ci en sa faveur.

On peut se demander pourquoi les primitifs n’ont pas été amenés à renoncer à une conception d’eux-mêmes et du monde que la réalité pouvait démentir à chaque instant, ne serait-ce qu’en leur montrant l’inanité de leurs pratiques magiques. C’est, répond Lévy-Bruhl, parce que la mentalité primitive est imperméable à l’expérience ordinaire et parce qu’elle est insensible à la contradiction.

[…]